La
plupart des commentateurs ont attribué le succès de
la CB à la peur du permis à points. Si cette analyse
s'avère exacte pour les automobilistes, elle ne
permet guère en revanche d'expliquer le nombre
croissant de personnes qui pratiquent la CB à
domicile. Il faut pour cela davantage se référer aux
conditions de vie de nos sociétés modernes.
Urbanisation, mass média, nouveaux modèles de
production, migrations interrégionales ont
fortement contribué à désagréger le lien social
traditionnel. Paradoxalement les grandes
concentrations urbaines font obstacle aux échanges
interpersonnels et ont une irrésistible tendance à
cloisonner les individus. Les cellules familiales,
de plus en plus petites, restent isolées les unes
des autres, noyées dans le béton et dans l'anonymat
: on ne sait même plus comment faire connaissance.
Les voix s'élèvent de plus en plus nombreuses pour
dénoncer l'étouffement de l'homme face au flot
grandissant et à sens unique des mass média. Nous
sommes saturés d'information, mais nous communiquons
de moins en moins entre humains. Le contact direct
qui existait autrefois tend aujourd'hui à être
remplacé par des intermédiaires anonymes.Il
était courant jusque dans les années 60 dans une
France encore très rurale de se réunir dans les
cafés du village pour jouer à la belote ou de faire
des veillées au coin du feu.... Aujourd'hui les
modes de vie sont devenus beaucoup plus
individualistes, on ne peut plus se retrouver sur la
place du village et les cafés disparaissent les uns
après les autres. La télévision, fenêtre ouverte sur
le monde a renfermé l'individu sur lui même. Cet
isolement croissant explique également que les mass
média, comme la radio ou la télévision, soient
parfois devenus de véritables substituts affectifs,
ainsi qu'en témoigne la prolifération des Reality
Shows.Dans ce contexte, la CB
apparaît comme l'une des multiples tentatives pour
sortir l'homme moderne de son isolement au même
titre que le minitel rose, les clubs de rencontre,
les agences matrimoniales ou les clubs de
vacance... Ce n'est pas un hasard si tous ces
phénomènes se sont eux aussi particulièrement
développés au cours de ces 20 dernières années. La
plupart des cibistes interrogés par Dominique
Boullier ("L'impossible fraternité des ondes")
affirment être venus à la CB par manque de
communications et de relations humaines
satisfaisantes.Pour
certains penseurs contemporains comme Michel
Maffèsoli, nous sommes en train de vivre un nouveau
temps des tribus avec l'émergence de petits groupes
informels qui succèdent à l'ancienne organisation
sociale : les relations de voisinage, de famille, de
travail sont peu à peu remplacées par des relations
d'affinités(les utilisateurs de micro informatique,
les rockers, les motards....).
L'essor de la CB s'explique également par la très
forte mobilité des Français. Autrefois le lot commun
de l'humanité était de naître, vivre et mourir dans
le même endroit. Aujourd'hui au grès des impératifs
économiques nous changeons de département plusieurs
fois dans notre vie. Il faut chaque fois se
reconstruire un réseau amical ce qui demande au bas
mot plusieurs mois.Il n'est
pas surprenant que l'usage de la CB ne soit
principalement répandu que dans les banlieues et les
départements défavorisés. On trouve ainsi plus de
900 000 cibistes dans le seul département du
Nord Pas de Calais, une des régions les plus
touchées par la crise : les cinémas disparaissent un
à un, les bals populaires se font plus rares. On
constate aussi que, contrairement à de nombreuses
autres pratique de loisir, la CB est un phénomène
essentiellement provincial et rural : 20% des postes
de la marque Président sont vendus à des citadins,
alors que 70% de la population Française habite en
ville.
Si
toutes les classes sociales de l'ouvrier au cadre
supérieurs sont représentées, la CB reste avant tout
un loisir de prolétaire au budget limité, ayant de
grands besoins affectifs et possédant des capacités
d'expression verbale relativement limitées. La
plupart des cadres qui possèdent une CB ne se
risquent d'ailleurs guère à entamer la conversation,
la plupart ne l'utilisent que pour être avertis des
contrôles radars ou faire du DX.
Fuir la grisaille quotidienne et se retrouver
entre hommes
La
CB permet de fuir la grisaille de la vie
quotidienne et de trouver des plaisirs absents du
travail et de la vie personnelle : la pratiquer
c'est une façon de fuir le ménage, sans déménager
et de s'envoler vers des cieux plus féeriques. Les
femmes des cibistes si elles sont souvent
jalouses, s'en accommodent en général fort bien :
"au moins mon ga's est là et pas au café." Quant
aux hommes cela leur permet une dérobade à moindre
risque : << je m'ennuie un peu dans ce monde si
monotone. A mon âge, je ne vais pas tromper ma
femme, alors je fais de la CB.>>La CB, tout comme le café du Commerce,
permet de recréer un univers réservé aux hommes,
où ils peuvent se retrouver entre eux pour clamer
leur virilité. Dans cette société où les rôles
sexuels sont de moins en moins définis, certains
ont beaucoup de mal à trouver leur identité.
Dominique Boullier dans son étude de 1984
diagnostique même chez les cibistes qu'il a
rencontré une dépendance à leur mère très
supérieure à la moyenne, la plupart d'entre eux
habitent encore sous le toit parental ou avec une
femme à poigne : <<C'est parce qu'ils n'ont pas
su se détacher de l'univers féminin qu'ils se
créent une identité artificielle.>>
Les
exclus de la société de communication
Quand
on parle d'exclus, on fait souvent référence aux
exclus de la société de consommation en oubliant d'
autres tout aussi nombreux : ceux qui comme les
personnes âgées ou les handicapés, se retrouvent peu à
peu privés de contacts humains. Les sociétés modernes
fabriquent de plus en plus ces d'exclusions.Depuis
les années 60 on assiste à une très forte augmentation
du nombre de personne qui vivent seules ou qui pour
des raisons professionnelles ont quitté leur milieu
social d'origine. 42% des acheteurs de poste CB sont
des célibataires, c'est à dire environ 15% de plus que
l'ensemble de la population de la même classe d'âge.Ces
personnes isolées sont les plus fidèles usagers de CB.
La CB a l'incomparable avantage sur les autres loisirs
à domicile de permettre le contact humain. Grâce à la
CB on n'est plus simplement spectateur mais également
acteur. Comme le résuma l'un de nos interlocuteurs, <<La
Télé c'est pas la même chose, on est seul et passif
devant son écran. la CB c'est FIP FM + SOS Amitié + un
jeu de piste sans fin.>>Les
personnes âgées sont certes moins nombreuses que les
jeunes générations à s'équiper de CB, mais
lorsqu'elles l'utilisent, elles en ont souvent un
usage beaucoup plus intensif.
Leur goût pour la
CB est d'autant plus significatif, qu'elles sont
généralement fort réticentes à utiliser de nouveaux
outils de communication : micro informatique,
minitel....Nous
avons rencontré beaucoup de ces exclus et handicapés
dont la seule évasion et le plus grand plaisir dans la
vie est la CB. Elle est devenue pour eux une
confidente fidèle, toujours disponible et utilisable
24 heures sur 24 sans frais. Certains ont même réussi
a retrouver la joie de vivre au bout de leur micro. En
Normandie tous les routiers connaissent la station <
>.
A 30 ans, Manuel
est devenu paraplégique à la suite d'une grave
maladie. Lui qui aimait sortir, faire la fête,
voyager, il s'est retrouvé cloîtré du jour au
lendemain, si déprimé qu'il ne voulait plus voir
personne et surtout pas ses anciens copains. Son père
lui a offert une CB pour essayer de lui remonter le
moral. Il a écouté longtemps, puis un jour il s'est
décidé à intervenir et de fil en aiguille la CB a
donné un sens à sa vie. Il a même retrouvé une place
dans la société en rendant service aux autres. Voici
10 ans maintenant qu'il est à l'écoute du canal 19
tous les jours de 7 heures du matin à midi, répondant
à toutes les demandes d'aides et de radioguidages ou
prévenant les secours lorsqu'il apprend qu'un accident
s'est produit : il ne renseigne pas moins de 1400
automobilistes et routiers chaque année.Tous les
départements de France possèdent leurs bons
Samaritains des ondes. Certains routiers à la retraite
se sont même fait une spécialité d'aider leurs
collègues toujours en activité et ainsi rester en
contact avec le monde du travail.Il n'est
pas rare non plus d'entendre sur le 27 la frêle voix
d'une mamy : < > n'a plus les jambes
de sa jeunesse et elle est obligée de passer ses
journées chez elle. Pour garder un contact avec le
monde extérieur, elle s'est achetée un poste CB grâce
auquel elle peut rendre des milliers de petits
services aux routiers de passage : prévenir le garage
le plus proche que l'un d'eux est tombé en panne,
transmettre des messages à leurs collègues.... Mais ce
qu'ils apprécient le plus c'est sa chaleur humaine :
mieux que quiconque, elle sait leur réchauffer le
coeur, donner du courage pour continuer à rouler
jusqu'à la prochaine étape. Pour elle c'est également
une façon de faire mieux apprécier son département de
l'Aude auquel elle est si attachée.Sa vie a
été littéralement transformée par ce petit appareil;
Elle se despérait de rester seule des semaines
entières, désormais elle ne passe plus une journée
sans recevoir une invitation ou une visite. Mamy
Choupette sait également profiter de l'anonymat que
procure la CB : <<Parfois certains cibistes me
prennent pour une jeune fille et me font la cour. Il y
en a même un qui m'a proposé un Visu : le pauvre il
croyait que j'avais 40 ans mais il a été franc jeu et
m'a quand même invité dans un excellent restaurant.>>
Elle est devenue la mascotte des cibistes du quartier
qui se sont cotisés l'année dernière pour lui offrir
une station toute neuve et beaucoup plus performante
afin qu'elle puisse apporter sa bonne parole plus loin
encore.
Nombreuses sont
également les personnes qui se sont adonnées à la CB
dans un moment de passage à vide social - chômage,
rupture conjugale, déménagement dans une nouvelle
région, sortie d'une longue maladie.... Celle-ci
devient alors une béquille provisoire qui permet de
passer ce mauvais pas pour revenir à une vie plus
normale. L'usage de la CB correspond souvent à une
période de la vie, où l'on est amené à se déplacer
beaucoup ou à vivre dans une ville qu'on ne connaît
pas.
Jean-Bernard fait
justement partie de cette dernière catégorie.
Intérimaire, il est amené constamment à se déplacer de
département en département : 5 mois par ci, 5 mois par
là, à ce rythme c'est pas toujours évident pour se
forger une bande de copain, avec la CB quelques
semaines suffisent.Si la CB peut se révéler d'une aide
précieuse elle peut aussi devenir obsétionelle, une
véritable drogue. "Caliméro", chômeur de longue durée,
a préféré cacher son poste dans le placard verrouillé
à double tour. <<Au début j'en faisais une petite
heure le matin et puis peu à peu je me suis aperçu que
je passais mes journées entières à tourner les
boutons. La CB me rendait complètement dingue, je
n'étais plus du tout dans un monde réel. C'est une
solution de facilité : on ne sort pas de chez soi, on
a aucun effort à faire et il se passe toujours quelque
chose sur les ondes. "Je reprendrai la module quand je
serai mieux dans ma peau. Pour l'instant mon principal
problème c'est de remettre le pied à l'étrier.>>
Il est vrai que pour certains, elle peut représenter
une fuite du réel. Le temps passe, ils ne le réalisent
même plus, mais ils se marginalisent.